« Cet homme, c’est toi » (2 Sam 12, 7).
Chers amis, ces paroles par lesquelles le prophète Nathan accuse le roi David, pourraient fort bien m’être attribuées à moi, qui me scandalise devant l’indifférence de ce mauvais riche faisant bombance, tout en ignorant, ou mieux, ne voyant pas le pauvre Lazare, mendiant sur le pas de sa porte. Comme David qui se scandalisait du comportement de ce riche propriétaire égorgeant l’agnelle du pauvre pour épargner son cheptel, alors que lui-même venait de prendre la femme du général Uri le Hittite, ainsi moi aussi je me fais l’accusateur des riches de ce monde, en refusant de voir que j’en fais partie. « Esprit faux ! Enlève d’abord la poutre de ton œil, alors tu verras clair pour retirer la paille qui est dans l’œil de ton frère » (Lc 6, 42). Ne faisons-nous pas partie de « ceux qui vivent bien tranquilles et se croient en sécurité » (1ère lect.) alors que tant de nos frères sont aux aboies, tourmentés par la faim, la maladie, le dénuement, les mésententes et crises familiales, les feux dans nos communautés… Nous sommes tellement habitués au spectacle de la misère du monde, que nous finissons par la regarder de loin, de très loin ; en tout cas d’assez loin pour ne pas en être dérangés.
Jésus nous a enseigné – et nous a surtout montré – le comportement de Dieu à notre égard : c’est par compassion pour notre misère que le Verbe a pris chair de notre chair ; « lui qui était riche, il est devenu pauvre à cause de nous, pour que nous devenions riches par sa pauvreté » (2 Co 8, 9). Aussi notre vraie richesse est-elle de consentir à nous appauvrir pour nos frères, de leur laisser un peu de notre temps, comme lui, le Christ, l’a fait pour nous. Certes, nous avons aussi à veiller avec prudence sur l’avenir de notre famille, de notre prochain le plus proche ; mais « il ne s’agit pas de nous mettre dans la gêne en soulageant les autres, nous rassure saint Paul. Il s’agit d’égalité, ce que nous avons en trop compensera ce que d’autres ont en moins. Quand on y met tout son cœur on est accepté pour ce que l’on a, peu importe ce que l’on a pas » (2 Co 8, 12-14). Dimanche passé Notre-Seigneur nous donnait ce conseil : « Faites-vous des amis avec l’Argent trompeur afin que le jour où il ne sera plus là ces amis vous accueillent dans les demeures éternelles » (Lc 16, 9). La parabole de ce jour, qui n’est distante que de quelques versets de la péricope de la semaine passée, pourrait bien être une mise en application de ce précepte : si le riche avait vécu la dimension de partage qui s’imposait au nom de la simple humanité du pauvre Lazare, ce dernier l’aurait accueilli dans le sein d’Abraham. Son indifférence – ou plutôt son égoïsme – entraine le riche vers le bas, et cette inertie perdure au-delà de la mort : « on l’enterra » ; alors que rien ne s’oppose à l’élévation de Lazare emporté par les anges dans les hauteurs célestes. Il ne s’agit pas de faire l’apologie de la misère, ni de diaboliser la richesse, mais de mettre notre condition de vie quelle qu’elle soit dans la perspective de notre destinée éternelle, à savoir la participation à la vie même du Dieu d’amour. Cet amour est RELATION. Dans la parabole, nous avons deux mondes qui ne se communiquent pas entre eux, qui sont séparés par un PORTAIL. L’enfer commence ainsi : loin les uns des autres, loin de Dieu. Et cet isolement continue même au-delà. Nous pouvons relire la méditation sur le crise des relations : le fils cadet vit un enfer parce que loin de son père, loin d’une famille, d’une communauté : personne ne lui prêtait la moindre attention ; le fils aîné, occupé par le travail, « sérieux! » jusqu’à ne pas vouloir entrer et danser avec les autres, souffre qu’il n’ait jamais eu des amis avec qui partager un chevreau. L’enfer, une réalité cruelle d’isolement !
Lorsque saint Jean de la Croix annonce de façon lapidaire qu’au soir de notre vie nous serons jugés sur l’amour, il entend dire par là que nous n’emporterons avec nous que nos actes de charité. « Amor meus, pondus meus » disait également saint Augustin : mon «poids » dans la balance du jugement divin sera mon amour, c’est-à-dire les bonnes œuvres que j’aurai accomplies avec l’aide de la grâce. C’est également ce que nous enseigne saint Paul dans la seconde lecture : si nous prétendons être des « hommes de Dieu » il nous faut « vivre dans la foi et l’amour » c’est-à-dire dans « une foi vivante par la charité » (Ga 5, 6) ; car « la foi qui n’agit pas est bel et bien morte » (Jc 2, 26). Notre-Seigneur n’a jamais prétendu que ce chemin était facile : dans les versets qui font la transition entre l’Évangile de dimanche passé et celui d’aujourd’hui, il nous invite tout au contraire à « employer toute notre force pour entrer dans le Royaume » (Lc 16, 16) ; c’est donc qu’il faut faire un effort pour vaincre l’inertie de notre égoïsme. Saint Paul parle même d’un combat : « Continue à bien te battre pour la foi et tu obtiendras la vie éternelle » (2ème lect.). Réveillons-nous donc de nos torpeurs. Certes nous ne pouvons pas apporter soulagement à toutes les souffrances du monde – d’ailleurs le Seigneur ne nous le demande pas. Mais nous sommes invités à chercher activement le pauvre Lazare qui est « couché à notre porte, couvert de plaies » – les plaies des maladies physiques, mais aussi des épreuves, familiales, morales ou spirituelles. Nous avons tous reçu de quoi partager avec des frères plus démunis, qui nous permettent de faire fructifier les dons de Dieu au soleil de son amour.
Même la foi est une immense richesse plus précieuse à ne pas consommer en solitaire, mais à offrir et à partager. Le mois d’Octobre, le mois «missionnaire», qui est sur le point de commencer, nous le rappelle.
Chaque personne que je rencontre a sa propre forme de pauvreté. Qui, par exemple, est plus pauvre que celui qui n’a pas la foi? Voyez comment les gens perdent tout le sens de leur vie et se suicident ! ils ont tout perdu, ils ont même perdu le sens de leur vie: ils n’ont plus peur de rien, ils sont « capables de tout, même les actes terroristes. N’est-ce pas une interpellation à nous tous, qui sommes riches de notre vie parce qu’elle a encore un sens?
Nous l’avons récemment médité : notre enfer commencent par le crise des relations. Qui vit isolé, qui s’isole, collecte dès ici-bas du matériel pour se construire son enfer. Il érige un portail similaire à celui qui séparait Lazare et le riche. En effet, on ne nous dit pas quel a été le péché du riche. Il n’a pas dérobé Lazare de ses biens comme il en est pour tant de riches qui s’enrichissent au dos des pauvres (la première lecture du dimanche passée nous l’a rappelé !), il n’est pas non plus accusé de l’avoir payé moins du dû acceptable ; on ne dit même pas qu’il lui a nié l’aumône : simplement, il ne l’a pas vu !
Nous pourrions peut-être penser que ce n’est pas notre cas! Détrompons-nous! Chaque fois que je me ferme, même en priant, je m’exclus de l’amour du Dieu amour qui nous accueille tous et nous fait le fête. Peut-être que nous sommes trop justes pour ne pas nous mêler aux pécheurs. Rappelez-vous de la scène du fils aîné dans la parabole du Père miséricordieux. Combien de fois sommes-nus entrés à l’Eglise pour prier, et et que nous n’avons pas vu qui nous était à côté, nous “justifiant” qu’il nous faut être “concentré”. Hypocrite, une salutation (sans éclat et sans déranger!) avant de te mettre en prière, ne te rappellerait-elle pas que nous avons à parcourir le même chemin, que nous sommes tous les invités du même Maître? Te rappelles-tu au moins le visage de celui qui était à ta droite/gauche dimanche passé à la messe? Quel sens donnes-tu au geste de paix avant la communion? Nous sommes souvent préoccupés de “notre” relation avec Dieu que nous oublions les autres!
Demandons-nous alors: qui est ce riche dont le nom n’a pas été révélé? L’enjeu est tellement sérieux qu’il serait dommage d’appliquer trop vite ce récit aux autres: regarde bien ton cœur… est-il ouvert à Dieu Père de tous et aux autres, ou bien tu te crois en bons termes avec ton Dieu sans te préoccuper du salut des autres que tu ne veux même pas voir pour ne pas être tourmenté dans ta prière. La prière d’un chrétien catholique ne peut pas être seulement tranquille! Je pense qu’il faut qu’elle communie à la préoccupation de Dieu dont les viscères, les entrailles (רחמים=rahamim- il y a ceux qui ont le nom de REHEMA,in kiswahili) frémissent face à notre misère= la miséricorde! En Kirundi, on dit: « Hora ihórere burá bwānje » (Calme-toi, fruit de mes entrailles) pour souligner la cherté de celui qui est sorti de ses entrailles)
Pour communier à cela, la Parole nous est incontournable: Moïse et le prophètes. Le chemin véritable de la foi n’est donc pas un miracle d’un Lazare qui sort des mort (celui de Béthanie n’ayant fait qu’accélérer le complot contre Jésus pour le supprimer: Jn11,45-53), c’est l’humble écoute de la Parole de Dieu et le regard attentif vers les besoins de nos frères et sœurs qui souffrent, qui sont isolés ou qui s’isolent.
Puissions-nous oser sortir de nous-mêmes, de nos isolements protectionnistes, et nous exposer aux besoins de nos frères : ce sera le plus beau témoignage que nous puissions rendre à la résurrection de Notre-Seigneur, qui par nous pourra ainsi continuer son ministère de compassion et étendre son Royaume.
« Seigneur qui donne la preuve suprême de ta puissance lorsque tu patientes, prends pitié de nos lourdeurs, de nos indifférences, de nos égoïsmes. Accorde-nous ta grâce pour que nous découvrions qu’« il y a plus de joie à donner qu’à recevoir » (Ac 20, 35). En nous hâtant ainsi sur le chemin de la charité nous parviendrons au bonheur du ciel par Jésus, le Christ, notre Seigneur. »