L’humanité d’aujourd’hui aspire à un monde plus juste que l’actuel, mais il faut pour cela accepter de se mettre en jeu, de se mettre en marche. Aux Juifs déportés en Babylone, un prophète donne cette assurance : oui, le retour est à la portée d’espérance, mais c’est Dieu qui prendra la tête de son peuple meurtri et pardonné, en écartant tous les obstacles de la route. La voix que nous écoutons dans le « consolez mon peuple » et qui crie en disant : « dans le désert, préparez le chemin du Seigneur » veut assurer que le Seigneur n’abandonne jamais les siens, même quand tous les vents semblent contraires. En effet, le désert est un lieu sans références, om l’on se perd facilement. Pourtant, c’est dans le même désert (celui de nos inquiétudes et nos incertitudes, nos peurs du lendemain, …) que crie la voie du Baptiste : une voix qui crie dans le désert, dans nos désert. Et c’est la raison pour laquelle Jean le Baptiste reçoit des foules qui l’écoutent. Il ne crie pas dans un désert vide, j’allais dire « un désert qui est désertique », mais s’adresse à un désert qui a sa vie concrète, son histoire, ses peurs et angoisses, ses joies,…
C’est ici alors que nous réussissons à cueillir le message d’Isaïe. Il ne dit pas que c’est « une voie qui crie dans le désert », mais il invite à préparer le chemin du Seigneur « dans le désert ». Il n’est pas dit que cette voie parle dans le désert ! C’est pourquoi le Baptiste, même s’il parle dans le désert, ce dernier n’est plus désert puisqu’il est affolé de personnes qui s’y reconnaissent. Autrement dit, ce désert est le leur, c’est vie qui est touchée, qu’ils confessent leurs péchés et se font baptiser. «Viens Seigneur, et nos déserts refleuriront », les déserts de nos vies ne resteront plus désertiques, mais pourront porter du fruit. Ici alors commence un autre âge, ici commencent une autre vie. Il s’agit d’une nouvelle genèse, et c’est cela qui est le début de l’Evangile de Marc que nous avons entendu.
Le temps de l’Avent est un temps dès lors une période difficile, parce qu’il est un temps des commencements. On leur préfère généralement le temps de la maturité, moins équivoque. Mais puisque l’évangile d’aujourd’hui est le commencement de l’évangile de saint Marc, je vous propose de méditer son tout premier verset : « Commencement de la Bonne Nouvelle de Jésus-Christ, Fils de Dieu ».
Qui dit commencement, dit nouveauté. Et quand nous disons nouveauté, nous pensons rupture. Puisque ce verset peut facilement être rapproché du premier verset de la Genèse, il nous est facile d’entendre que Jésus est venu inaugurer une nouvelle histoire sainte, une nouvelle création. C’est très vrai. Mais nous ne pouvons occulter que le deuxième verset commence brutalement par « il était écrit », ou « comme il était écrit ». La nouveauté de Jésus se fonde donc sur une continuité avec le passé, que Marc justifie en nous renvoyant à une citation attribuée à Isaïe.
La réalité n’est pas si simple. Il y a en fait dans ce verset trois citations de l’Ancien Testament, qui sont assemblées dans le but de montrer l’unité du projet de Dieu à travers l’Ecriture. La première citation vient d’Exode 23, où Dieu dit qu’il envoie son messager, son ange, préparer et protéger les chemins de son peuple. C’est une parole adressée à Moïse, qui traverse le désert du Sinaï avec son peuple, en direction de la terre promise. Cette parole de la Torah a été portée et méditée, pendant des siècles. Elle été lue et relue. Ce long itinéraire dans le cœur des croyants et dans la bouche des prophètes a conduit à lui découvrir un autre sens, que l’on trouve chez Malachie et Isaïe : « Voici, j’envoie les messagers préparer les chemins devant moi ». En traversant les siècles, à travers la douloureuse expérience de l’exil à Babylone, les prophètes ont compris que ces versets annonçaient la venue au devant de son peuple de Dieu lui-même. Et le messager dont il se fera précéder, c’est Elie, qui représente l’aboutissement du prophétisme, l’annonciateur des derniers temps.
Nous voyons ainsi que le chemin emprunté par le peuple à travers le désert du livre de l’Exode devient, dans le livre d’Isaïe, le chemin que suit Dieu pour rejoindre le temple. La route que Jean doit préparer est donc à la fois la route des hommes et la route de Dieu. Dans cette optique, nous célébrons Noël en Dieu qui vient planter sa tente au sein de son peuple. Que signifie planter une tente, sinon, être toujours prêt à se mouvoir, quand il en est besoin ? Oui, dans nos déserts, nos inquiétudes et incertitudes, dans nos faiblesses, Dieu ne nous abandonne jamais. Il est avec nous dans tous les moments, que le chante l’hymne des laudes du Vendredi du temps ordinaires : temps de violences, jours de faiblesses,…
Voilà dite la densité de l’héritage scripturaire qui nourrit ces commencements de l’évangile. Au temps où nous nous préparons à recevoir le Seigneur de l’Univers chez nous, en nos maisons, saint Marc nous redit que cet événement exige de nous un départ, un exode, qui nous fait quitter nos habitudes pour regarder notre quotidien avec les yeux de Dieu.
La Bonne Nouvelle que nous annonce saint Marc est donc celle d’un renversement. D’une part l’ange de l’exode, devenu au fil des siècles le prophète Elie, prend aujourd’hui les aspects modestes d’un prédicateur dans le désert, rejoignant les foules au cœur de leurs préoccupations. D’autre part, elle annonce celui qui doit venir, celui qui est derrière Jean, mais dont il n’est pas digne de défaire les sandales. Celui qui représente l’aboutissement de l’esprit prophétique s’efface devant celui qui vient et qui est seul à pouvoir donner le Saint Esprit.
Tout rapproche ces deux hommes. Jésus, le nouveau Moïse, est présenté dans la continuité de Jean-Baptiste, le nouvel Elie. Mais tout les éloigne. Celui qui est l’aboutissement du prophétisme n’est que le précurseur. Jean vit seul au désert et se nourrit de plantes, alors que Jésus passera au milieu des foules et s’attablera chez les publicains. Ainsi le Messie qui vient n’est pas le fruit des aspirations humaines, mais il est le don de Dieu par lequel il accomplit la promesse. Le nom de « Fils de Dieu » est en effet celui que lui donnera le centurion au soir de la Passion. L’onction messianique que Jésus va recevoir est celle de la résurrection. Et c’est dans cet événement qu’il sera consacré. Dès les commencements, toute sa vie et son ministère ne sont compréhensibles qu’à la lumière de sa mort et de sa résurrection.
Peut être saisissons-nous mieux à présent la densité du premier verset de l’évangile de Marc. Il dit le commencement de l’heureuse proclamation de l’intronisation de Jésus comme Messie, Fils de Dieu. Comment ne pas alors le proclamer tous haut à ceux qui nous rencontrent ? Pourquoi nous devons-nous laisser voler l’espérance qui est une des caactéristiques du temps de l’Avent? Tenons bon, par contre, Dieu accomplira tout ce qu’il a promis, même quand il semble se retirer, lent à agir, insensible. N’est-ce pas-là l’expérience des Juifs qui voient imminente la fin leur exil?
C’est là le mystère que nous célébrons. C’est là le mouvement intérieur du temps de l’Avent. Il est temps de nous mettre en marche, c’est-à-dire de relire notre histoire sainte. Il nous faut la traverser comme on traverse le désert : en abandonnant tout superflu, tout ce que nous croyons savoir de nous-mêmes et des projets de Dieu sur nous, tout ce que nous pensons avoir reçu de sa main et de nos frères. Alors nous découvrirons mieux le don de Dieu qui s’y cache. Soyons vigilants, c’est dans notre quotidien que Dieu va venir ! Il va surgir subitement pour accomplir la promesse qu’il nous a donnée à lire dans chaque événement de notre vie. Il va manifester sa proximité déconcertante et salutaire. Vivons ce temps de l’Avent comme celui des commencements de notre alliance avec le Seigneur.