Avoir une mémoire signifie savoir que ton présent ha une histoire, et par conséquent, qu’il a un sens, une orientation. C’est pour cela que la liturgie, liant l’épisode de la dernière Cène de Jésus et le lavement des pieds à celle de la célébration de la Pâques juive, nous invite à méditer sur le fait que le sacrifice du Christ pour l’humanité fait partie d’un parcours qui se continue dans l’aujourd’hui de notre vie et dans nos différents choix et que tout aura un accomplissement au jour de la manifestation finale de notre salut.
Jésus sait que l’heure de sa Passion est là et il veut maintenant en révéler tout le sens aux apôtres réunis autour de lui pour le repas pascal. Jésus va effectuer sa Pâque, il va effectuer son passage vers le Père, il va souffrir sa Passion par amour pour nous afin de nous réconcilier avec le Père. Cet amour il va le vivre « jusqu’au bout » c’est-à-dire jusqu’à la mort et jusqu’à l’extrémité de l’amour. Sa passion et sa mort constitueront ainsi le service d’amour fondamental grâce auquel il libèrera l’humanité du péché
Jésus va déposer son vêtement comme il déposera sa vie entre les mains du Père, avant de le reprendre comme il ressuscitera le troisième jour. Le geste du lavement des pieds nous montre précisément que le chemin pour ressusciter et vivre de la vie divine est le chemin de l’abaissement, de l’humilité où l’homme se fait, à l’imitation du Christ, le serviteur dans la charité de ses frères en humanité. A travers les paroles qu’il lui adresse, c’est précisément cela que Jésus enseigne à saint Pierre ainsi qu’à nous tous. Le don de soi par amour qui se manifeste dans la mort à soi ouvre à la vie véritable. Le repli sur soi qui se manifeste dans la philautie (vivre pour soi dans l’amour de soi) étouffe et conduit à la mort.
Cette page d’évangile du lavement des pieds nous révèle que le christianisme est bien plus qu’une adhésion intellectuelle à un contenu de foi, qu’il est bien plus qu’une philanthropie basée sur la bonne volonté de l’homme. Cela est bien trop humain ! Le christianisme c’est l’expérience d’une foi vivante, animée par la charité qui naît de la rencontre personnelle avec Dieu qui s’est abaissé en son Fils, qui s’est fait homme, qui est venu se mettre à genoux devant moi pour me laver les pieds afin de m’élever et de me donner part à sa vie divine. En Jésus-Christ, Dieu s’abaisse jusqu’au niveau de l’homme, en se dépouillant de la splendeur de la gloire divine (Phil 2,6-7) et se mettant au service de l’homme pour l’élever au sein de la sphère divine qui s’était perdue avec le péché. C’est cela que Saint-Pierre ne comprend pas et refuse le geste de Jésus. Pour cela, Jésus insiste : « Si je ne te lave pas, tu n’auras plus rien en commun avec moi » (Jn 13,8). En effet, le disciple n’est pas invité à servir son maître, mais au contraire, il doit s’ouvrir à recevoir les services de ce Maître qui est venu pour donner sa vie.
Il n’est pas fortuit que chez saint Jean, l’épisode du lavement des pieds prenne la place du récit de l’institution de l’Eucharistie tel qu’il nous est rapporté par les évangiles synoptiques. Le lavement des pieds nous donne le sens de ce que nous sommes invités à vivre à chaque Eucharistie. A chaque Eucharistie, nous avons de la part de Dieu, le témoignage d’un amour allant « jusqu’à la fin » (Jn13, 1) et nous pouvons choisir à nouveau de nous engager sur le chemin du don dans l’amour.
En méditant sur le lavement des pieds, saint Augustin se demanda s’il n’y avait pas dans ce geste l’institution d’un autre sacrement, en plus de l’Eucharistie, de la confession, et des autres sacrements. Mais il se rendit compte que ce geste n’était pas le geste d’un nouveau sacrement, mais la signification profonde de tous les sacrements. Par les sacrements Jésus nous lave de nos péchés, nous purifie et nous fortifie avec la grâce. Peut-être voyons-nous parfois les sacrements comme un devoir nécessaire pour être de « bons chrétiens » : aller à la messe le dimanche, se confesser régulièrement, respecter le sacrement du mariage… S’il en est ainsi, c’est que nous n’avons pas compris ce que sont véritablement les sacrements. Loin d’un devoir qui nous incombe, c’est un service que nous recevons. Service d’un ordre surnaturel, infiniment précieux, que seul Jésus est en mesure de nous donner.
La force nous en est donnée par le Christ lui-même qui se donne à nous en nourriture, qui vivifie notre pauvre amour humain par son propre amour divin. Car l’Institution de l’Eucharistie, comme le lavement des pieds, nous enseignent cette chose capitale qu’avant de vouloir se donner, avant de vouloir aimer, il faut « ouvrir son cœur pour accueillir l’amour du Christ ». C’est son amour qui nous rend capables d’aimer nos frères à notre tour : « Si je ne te lave pas les pieds, tu n’auras pas de part avec moi », autrement dit « tu ne pourras pas aimer d’un amour sauveur à l’image du mien ».
Le lavement des pieds et le sacrement de l’Eucharistie sont donc les manifestations d’un même mystère d’amour confié aux disciples et à nous tous « pour que – dit Jésus – vous fassiez, vous aussi, comme moi j’ai fait pour vous » (Jn 13, 15). C’est de cela dont nous sommes appelés à faire mémoire à chaque Eucharistie : « Faites cela en mémoire de moi ».
Faire mémoire. Il ne s’agit pas ici de se souvenir simplement d’un événement passé aussi fondateur soit-il pour notre existence chrétienne. Ce « faire mémoire » est une actualisation du mystère du don du Christ pour nous, nous donnant d’en goûter réellement et efficacement les fruits. Dans le don de l’Eucharistie, Jésus Christ a confié à l’Église l’actualisation permanente du mystère pascal, du mystère de notre salut. Par ce don, il a institué une mystérieuse « contemporanéité » entre le Triduum et le cours des siècles.
Dans l’événement pascal et dans l’Eucharistie qui l’actualise au cours des siècles, il y a un «contenu» que l’espace et le temps ne sauraient limiter puisqu’en lui est présente toute l’histoire en tant que destinataire de la grâce de la rédemption. A chaque Eucharistie, Dieu nous lave tout entier en nous incorporant à lui par la communion eucharistique. Il nous invite à accueillir son amour sauveur et à nous laisser transformer par lui afin d’en être les canaux auprès de nos frères. Oui, c’est bien dans la mesure où nous nous unirons au Cœur eucharistique du Christ, que nous lui permettrons d’opérer en nous ce débordement que nous appelons charité fraternelle.
« Seigneur, nous te rendons grâce pour le don de l’Eucharistie, signe éternel et efficace de ton amour divin pour nous. Ce don de ton amour nous soutient sur le chemin de la pleine communion avec le Père à travers toi et dans l’Esprit. Ce don de ton amour nous éduque à l’amour et nous permet de goûter déjà les prémices de la joie de ton Royaume.
En prenant le temps ce soir de t’adorer dans le Très Saint Sacrement et de méditer le mystère de la Dernière Cène, c’est l’âme remplie de gratitude que nous nous plongerons dans l’océan d’amour qui jaillit de ton cœur et que nous ferons nôtre l’hymne d’action de grâce du peuple des rachetés : « Tantum ergo Sacramentum, veneremur cernui… »