Par la figure du Serviteur souffrant, on revit l’image du sein stérile de Sara : une image d’une tristesse qu’on ne peut combler, une expérience de l’inutilité des promesses non réalisées. Comme il est arrivé à Abraham et Sara sa femme, c’est de cette infertilité que Dieu fera naitre une multitude des sauvés. Le salut peut donc germer même là où l’on ne s’y attendait pas. Nous ne devons donc perdre tout espoir en face de nos échecs répétitifs, puisque même le désert peut fleurir, le sein de la stérile pouvant enfanter. « S’il se remet en sacrifice, de réparation, mon serviteur verra une descendance, il prolongera ses jours », nous dit Isaïe.
La lettre aux Hébreux nous fournit une image souvent oubliée ou à laquelle l’on ne fait pas attention : celle d’un Jésus qui tient beaucoup à sa vie et qui ne veut pas la perdre. Nous nous rappelons aussi qu’au mont des Oliviers, il prie pour que son Père éloigne le Calice de la Passion, si cela est possible. C’est alors que l’on comprend la valeur de son geste : un geste d’obéissance au Père dont il fait la volonté. Ceci signifie alors que le fait d’être des chrétiens ne signifie pas que nous devenons des héros. Bien au contraire. Nous sommes ceux qui s’efforcent et cherchent à mettre leur confiance en Dieu, jusqu’à la fin, dans nos moments tragiques. Et ces moments tragiques abondent dans notre vie : des échecs à la sainteté à laquelle nous sommes appelés, aux échecs de nos projets temporels et humains, des échecs de la vie relationnelle et quotidienne, etc. La vie nous semble aller à contre-courant ce que l’on souhaiterait, mais cela n’a pas à nous faire perdre toute l’espérance, comme nous exhorte souvent le Pape François.
Ainsi pouvons-nous comprendre le ton de la narration johannique de la passion qui ne manque pas de traits tintés d’ironie.
La première ironie réside dans le fait même du procès de Jésus. A peine arrêté, il est conduit chez Anne, puis chez Caïphe. Il s’agit d’un interrogatoire non officielle, mais, connaissant qui sont ces personnages, on peut y lire l’opacité du pouvoir que le monde ne cesse de vivre jusque de nos jours. En effet, Caïphe était le Grand-Prêtre légitime et Anna, son beau-père, mais qui avait été démis de ses fonctions. Reproché de ses ambitions et avidités même après sa destitution, il continue à gérer le pouvoir de façon népotique. Une telle situation subsiste de nos jours. Combien de pères/mères de familles veulent toujours avoir le premier et le dernier mots dans les familles de leurs enfants alors que ces derniers sont majeurs ? Combien de responsables politiques, sociaux,… de responsables au sein des divers ministères de l’Eglise, ne veulent jamais quitter leurs postes d’attache, ou tout au moins, veulent que leur volonté soit exécutée là même où ils n’ont plus de compétence ? A chacun d’y réfléchir.
L’autre ironie se lit dans le dialogue qui livre Jésus à Pilate. Par ordre de Pilate, les soldats prennent Jésus et le flagellent, lui mettent une couronne d’épines sur la tête et un manteau pourpre et se moquent de lui. Le nœud se trouve ici même. Ces soldats païens (des Romains) proclament Jésus comme Roi pendant que ces compatriotes, héritiers de la promesse, le livrent comme un imposteur, un agitateur de la société. Ceux qui devraient accueillir sa royauté l’accusent de blasphémateur pendant que ceux qui sont considérés comme idolâtres ne le font pas. Qui est plus idolâtre que l’autre ? Et ceci pourrait nous concerner, nous qui nous déclarons chrétiens alors que, dans la vie pratique, nous ne le sommes que de nom. A chacun(e) de voir les contradictions de la vie de chrétien, en ce qu’il/elle est censé(e) être.
Jean insiste beaucoup sur ce thème de la royauté de Jésus qui est même proclamée à tout le monde via les trois langues : l’hébreu, langue sacrée ; le latin, langue des dominateurs de ce monde, les hommes du droit, de l’administration (en ce temps l’empire romain) et enfin, le grec, langue de la science, langue la plus utilisée en ce domaine dans l’antiquité. Qui peut dire qu’il n’est pas destinataire de ce message de la royauté du Christ ?
Nous sommes alors devant une royauté différente. Le trône devient la croix où il est intronisé par un païen. Sur ce trône se réalise ce qu’il avait lui-même dit : « quand je serai élevé de terre, j’attirerai tous à moi » (Jn12, 32).
Aujourd’hui, la liturgie nous donne alors de contempler la réalisation du plan du salut de Dieu, qui se manifeste par la justice de Dieu. « Mon serviteur justifiera les multitudes » : par sa passion, la justice nous est rendue. Nous sommes justifiés, rendus justes et non « justiciés ». En ceci se trouve et s’enracine l’espérance des chrétiens qui s’agenouillent et vénèrent la croix du Christ. « Victoire, tu règneras, Ô Croix, tu nous sauvera ».