« Seigneur, ce soir, je suis seul. Peu à peu, les bruits se sont tus dans l’église, les personnes s’en sont allées, et je suis rentré à la maison, seul. J’ai croisé les gens qui rentraient de promenade. Je suis passé devant le cinéma qui rejetait sa portion de foule. J’ai longé les terrasses de cafés où les promeneurs, fatigués, tentaient de prolonger la joie de vivre un dimanche de fête. Je me suis heurté aux gosses qui jouaient sur le trottoir, les gosses, Seigneur, les gosses des autres, qui ne seront jamais les miens. Me voici Seigneur, seul. Le silence me gêne, la solitude m’oppresse. Seigneur, j’ai trente….. ans. Un corps fait comme les autres, des bras neufs pour le travail, un cœur réservé pour l’amour, mais je T’ai tout donné. C’est vrai que Tu en avais besoin. Je T’ai tout donné, mais c’est dur, Seigneur.
C’est dur de donner son corps : il voudrait se donner à d’autres. C’est dur d’aimer tout le monde et de ne garder personne. C’est dur de serrer une main sans vouloir la retenir. C’est dur de faire naître une affection, mais pour Te la donner. C’est dur de n’être rien à soi pour être tout à eux. C’est dur d’être comme les autres, parmi les autres et d’être un autre. C’est dur de toujours donner sans chercher à recevoir. C’est dur d’aller au-devant des autres, sans que jamais quelqu’un vienne au-devant de soi. C’est dur de recevoir les secrets, sans pouvoir les partager. C’est dur de toujours entraîner les autres et de ne jamais pouvoir, un instant seulement, se faire traîner. C’est dur de soutenir les faibles sans pouvoir s’appuyer soi-même sur un fort. C’est dur d’être seul, seul devant tous, seul devant le monde, seul devant la souffrance, la mort, le péché.
-Fils, tu n’es pas seul, Je suis avec toi, J’ai besoin de toi. J’ai besoin de tes mains pour continuer de bénir, J’ai besoin de tes lèvres pour continuer de parler, J’ai besoin de ton cœur pour continuer d’aimer, J’ai besoin de toi pour continuer de sauver, Reste avec Moi, fils.
Me voici, Seigneur ; voici mon corps, voici mon cœur, voici mon âme. Seigneur, ce soir, tandis que tout se tait, je te redis mon oui, lentement, lucidement, humblement, Seul, Seigneur, devant Toi, dans la paix du soir. Ainsi soit-il. »
Seigneur, fais que je fasse consciencieusement ce que Tu veux que je passe.
« Je suis sorti, Seigneur, dehors les hommes couraient, les vélos couraient, des voitures couraient, les camions couraient, la rue courait, la ville courait, tout le monde courait. Ils couraient pour ne pas perdre de temps, pour rattraper le temps, pour gagner du temps. Au revoir, monsieur, excusez-moi, je n’ai pas le temps, je repasserai, je ne puis attendre, je n’ai pas le temps. Je termine cette lettre, car je n’ai pas le temps. J’aurai aimé vous aider, mais je n’ai pas le temps. Je ne puis accepter, faute de temps. Je ne peux réfléchir, lire, je suis débordé, je n’ai pas le temps. J’aimerais prier, mais je n’ai pas le temps. Ainsi les hommes courent tous après le temps, Seigneur. Ils passent sur la terre en courant, pressés, bousculés, surchargés, affolés, débordés.
Toi qui es hors du temps, Tu souris, Seigneur, de nous voir nous battre avec lui. Seigneur, j’ai le temps, j’ai tout mon temps à moi, tout le temps que Tu me donnes, les années de ma vie, les journées de ma vie, les journées de mes années, les heures de mes journées, elles sont toutes à moi. A moi de les remplir, tranquillement, calmement, mais de les remplir tout entières, jusqu’au bord, pour Te les offrir, et que de leur eau fade Tu fasses un vin généreux, comme jadis à Cana, Tu fis pour les noces humaines. Je ne Te demande pas ce soir, Seigneur, le temps de faire ceci, et puis encore cela, je Te demande la grâce de faire consciencieusement, dans le temps ce que Tu me donnes, ce que Tu veux que je fasse. Ainsi soit-il. »
Je T’offre ce soir Seigneur les branches mortes de ma journée
« La branche morte, celle qui jamais plus ne portera de feuilles nouvelles, ni de fleurs ou de fruits, celle que la vie a désertée pour toujours… Il lui reste une possibilité merveilleuse : accepter d’être jetée dans le feu, et celle qui ne servait à rien devient lumière et chaleur pour ceux qui sont dans la maison. Je T’offre ce soir Seigneur les branches mortes de ma journée. Je sais qu’au feu de ton Amour, elles seront transformées ! Mais au soir des tempêtes, souvent, hélas, je laisse à terre pourrir mes branches mortes. Ainsi soit-il. »
Regarder l’autre au-delà de mes idées et de ses idées
« Voici l’autre devant moi, Seigneur, je dois le regarder, « lui » au-delà de mes idées et de ses idées, de mon comportement et de son comportement. Je dois « lui » permettre d’exister devant moi, tel qu’il est en son être profond et non pas l’obliger à l’attaque, à la défensive, à la comédie. Je dois le respecter, autre que moi, et non pas le saisir pour moi, le gagner à mes idées, l’entraîner à ma suite. Je dois être « pauvre » devant lui, ne pas l’écraser ou l’humilier, ni l’obliger à la reconnaissance. Car il est unique, Seigneur, et donc riche d’une richesse que je ne possède pas, et c’est moi le pauvre qui me tient à sa porte, dépouillé, nu, pour apercevoir, au fond de son cœur, Ton visage, ô Christ ressuscité, qui m’invite et me sourit. Ainsi soit-il. »
Seigneur, je veux faire du silence pour Te prier
« Voilà, c’est décidé, je veux faire du silence pour prier. Mais le silence, ce n’est pas facile à faire. Pour y arriver, je peux regarder attentivement une seule chose, je peux aussi fermer les yeux. Si un bruit se fait entendre, je ne bouge pas, je ne tourne pas la tête. Ainsi, je deviens responsable de mon silence. Le silence est fragile, mais c’est décidé, je veux faire durer mon silence, pour moi et pour les autres. Un beau silence en présence de Dieu, c’est déjà une Prière. J’accepte de ne rien sentir, Seigneur, de ne rien voir, de ne rien entendre, vide de toute idée, de toute image. Dans la nuit, me voici simplement pour Te rencontrer sans obstacle dans le silence de la foi, devant Toi, Seigneur. Ainsi soit-il. »
Nous voici devant Toi, Seigneur, pour nous « re-cueillir
« Nous voici devant Toi, Seigneur, à bout de souffle, à bout de courage, à bout d’espoir. Perpétuellement écartelés entre l’infini de nos désirs et les limites de nos moyens, bousculés, tiraillés, énervés, épuisés. Nous voici devant Toi, Seigneur, enfin immobiles, enfin disponibles. Voici la souffrance de notre insatisfaction, voici la crainte de nous tromper dans le choix de nos engagements. Voici la peur de ne pas faire assez. Voici la croix de nos limites. Donne-nous de faire ce que nous devons faire, sans vouloir trop faire, sans vouloir tout faire, calmement, simplement, humbles dans notre recherche et notre volonté de servir. Aide-nous surtout à Te retrouver au cœur de nos engagements, car l’unité de notre action, c’est Toi, Seigneur, un seul Amour à travers tous nos amours, à travers tous nos efforts. Toi qui es la Source, Toi vers qui tout converge, nous voici devant Toi, Seigneur, pour nous « re-cueillir ». Ainsi soit-il. »
Père Michel Quoist (1921-1997)