
La question que Jésus pose à ses disciples constitue le noyau central des Evangiles et l’interrogation des hommes et femmes de tous les temps. Hérode se posait la même question: « Qui est celui-ci? » (Lc9,9). Les disciples lui rapportent ce que pensent l’opinion publique à son sujet, et d’une manière unanime, celle-ci lui reconnait un caractère particulier : un homme de bien, un homme de Dieu, un prophète. Pourtant? Ces réponses manquent quelque chose d’essentiel : elles évoquent toutes des choses du passé, un passé merveilleux. Elles sont incapables de s’ouvrir au futur, à la nouveauté, elles ne rendent pas capables « d’élever les cœurs » et de « les tourner vers le Seigneur », comme nous le répétons à chaque célébration eucharistique qui actualise pour nous le mystère de notre rédemption. Que de fois nous sommes restés prisonniers du passé! Quand les choses allaient encore bien! S’est-elle éteinte d’âge en âge, la Parole? L’amour du Seigneur pour nous, a-t-il donc disparu? Ainsi s’interroge le psalmiste.
Césarée de Philippe.
Après l’épisode de Tyr et Sidon, avec les douze, Jésus s’est retiré dans la région de «Césarée-de-Philippe », ville construite par le tétrarque Hérode-Philippe près des sources du Jourdain, et ainsi dénommée en l’honneur de l’empereur Auguste. Jésus a-t-il voulu susciter la reconnaissance de son identité messianique sur l’horizon de cette cité élevée à la gloire des grands de ce monde, afin de suggérer l’antagonisme irréconciliable entre le Royaume de son Père et les Empires d’ici-bas ? Ou bien a-t-il choisi ce lieu paradisiaque où l’eau coule en abondance et où la végétation est luxuriante, pour signifier que l’accueil de la révélation donne accès à la nouvelle création ? Peut-être faut-il conjuguer les deux interprétations : Jésus pourrait en effet suggérer par ce choix géographique, que l’on n’accède au nouvel Eden qu’en renonçant aux fastes d’ici-bas ?
Césarée était dite « de Philippe » : ce prince avait entrepris de reconstruire la ville
à grands frais. Ce contexte convient particulièrement à la déclaration de Jésus à Pierre… Elle convient à cause de l’image des bâtiments qui s’élèvent sur des pierres de fondation, bien entendu. Mais surtout à cause de la démarche même du chantier. Sur les bases d’une ville ancienne, une ville nouvelle se dresse. Cette nouveauté met en relief celle que Jésus nous apporte. Les témoignages que rapportent les disciples en témoignent : spontanément, nous sommes tournés vers le passé, comme celui de cette ville qui n’est plus. Nous n’avons pas les ressources intérieures nécessaires à imaginer la nouveauté du Christ. Jean-Baptiste, Elie, Jérémie,… de grands prophètes certes, les plus grands certainement, mais des hommes du passé. Un passé regretté, mais un passé révolu. Le seul lien de ces hommes du passé avec le monde à venir est leur retour, que les hommes attendaient. Jean-Baptiste, Elie, ou Jérémie devaient en effet revenir.
« Tu es le Christ : le Messie, le Fils du Dieu Vivant »

« Le Fils de l’homme, qui est-il, d’après ce que disent les hommes ? » La question introductrice semble relever d’un sondage d’opinion ; en terme médiatique nous pourrions traduire : « où en est ma côte de popularité ? » De fait les disciples répondent en se référant à ce qu’ils ont pu entendre autour d’eux dans les murmures de la foule émerveillée par les miracles du Rabbi : « Pour les uns, il est Jean Baptiste ; pour d’autres, Elie ; pour d’autres encore, Jérémie ou l’un des prophètes ». Le point commun entre toutes ces propositions, est qu’elles se réfèrent toutes à des personnages du passé. Réflexe spontané des masses qui occultent la nouveauté du message et des interventions de Jésus, en tentant de les renvoyer à du déjà vu et déjà connu. Cela ne nous dit plus rien, ou presque. Il est toujours rassurant de se dire que ce Rabbi n’apporte somme toute rien d’original, mais ne fait que répéter ce qui s’est déjà dit par le passé : cela permet d’éluder la question d’une véritable conversion. Il pourrait en être de même pour nous: en fait, ce prêtre, nous le connaissons! Nous savons ce qu’il va dire, comme d’habitude! Et on n’est plus attentif pour l’écouter!
Un chemin difficile où il faut décider, se décider.
En chaque cheminement au cours duquel est en jeu une chose importante, tel un choix à faire, une décision importante de laquelle dépend notre présent et notre futur, à un certain point, on est mis à l’épreuve. La foi et la vocation chrétienne à suivre Jésus ne font pas exception de ce parcours à faire et les épreuves à affronter ne manqueront sûrement pas. En effet, être chrétien signifie ne pas se dérober à ces épreuves, et sur le modèle du Christ, cela signifie aussi savoir dire en ces circonstances difficiles : « le Seigneur Dieu m’a ouvert l’oreille et moi, je ne me suis pas révolté, je ne me suis pas dérobé », nous dit le prophète. Ceci pourrait comporter même la souffrance, qui n’est pas un accident de parcours, mais fait aussi partie de la vie du témoin : « je n’ai pas protégé mon visage des crachats… » comme nous le méditons dans la première lecture. Et cela est possible pour celui qui est convaincu que le Seigneur ne l’abandonne pas. Dieu ne nous abandonne jamais, quand bien même on serait devant l’épreuve ultime : celle de la croix que Pierre n’entend pas affronter derrière son Maître. Jésus doit donc donner douche froide à au nouveau prince des apôtres, en l’apostrophant comme « Satan » alors qu’il venait de faire une profession de foi importante ?
En effet, de tels moments sont souvent chargés de grande intensité émotive. Souvent, ils nous surprennent et nous trouvent non-préparés à les affronter. Notre capacité dépendra alors de ce que nous aurons été avant : « igíti kigwa iyó gihēngámiye » (l’arbre tombe du côté où il penche). Mais aussi, il arrive que nous nous y préparions. Même là, ce moment extrême exige un saut de notre part, un bond qui nous lance vers un lieu sans totale garantie : des doutes ne peuvent manquer, voire des doutes raisonnables sérieux ! C’est cet élan alors, ce saut qui fait que nous prenions une direction plutôt qu’une autre. Des décisions ultérieures seront toujours nécessaires pour confirmer le pas que nous aurons posé précédemment.
« Passe derrière moi » : la place du disciple.
Comment devons-nous nous y prendre et occuper notre place ? La réponse nous est donnée à travers cette dure et juste apostrophe de Jésus à Pierre : « Passe derrière moi, Satan » ! Est-ce que l’on doit pas aller au-delà de la réprimande pour y voir un Jésus qui nous appelle à occuper notre vraie place ? Oui! Cette réponse à Pierre doit être faite aussi mienne, tienne, nôtre,… en tant que disciples. Où se met le disciple ? Derrière le Maître ! N’est-ce pas cela naturel ?
A la première difficulté, malgré cette proclamation de foi (qui advient en un lieu hautement symbolique: Césarée de Philippe), Pierre tombe. Peut-être par naïveté et/ou grande affection pour Jésus : il n’aimerait pas le voir souffrir ! Peut-être parce qu’il est encore plein des attentes messianiques tel que le concevait son temps : un Messie qui doit régner, écraser les Romains et se faire servir par tous, et non le contraire !
Pourtant, les prophètes avaient déjà préparé la conscience juive à l’idée que le libérateur d’Israël connaîtrait un destin douloureux. Il serait le serviteur de Dieu qui tient bon sous les outrages parce que le Seigneur est son défenseur. De toutes façons, ce que Pierre ne digère pas, c’est la croix. Il tente alors Jésus et lui suggère de réaliser son plan, et non celui de Dieu. En d’autres mots, il lui suggère de mettre Dieu en arrière plan ! Juste le contraire de l’attitude du disciple qui doit passer derrière le Maître.
Combien de fois avons-nous eu la prétention de donner des leçons à Dieu, l’accusant de ne pas vouloir effacer le mal de la face de la terre afin que ses fidèles n’en soient pas tourmentés ? Combien de fois avons-nous pensé que Dieu ne pouvait être absent de la sorte ? Pourquoi ne veut-il pas écrire son Nom d’une façon claire et visible par tous, s’il est vraiment Tout-Puissant, afin que tous se convertissent et croient en Lui ? En peu de mots, nous avons voulu guider Dieu et lui enseigner ce qu’il devrait faire. C’est pour cela que Jésus nous remet à notre place en nous disant: « Passe derrière moi Lambert, Lamberta; Joseph, Josephine; Claude, Claudette/Claudine … (mets-y ton nom!)
Des disciples qui se mettent à l’école de leur Maître.
Se mettre derrière Jésus, c’est accepter que Dieu soit Dieu, et ainsi se purifier des nos idées (souvent idolâtres) qui déforment Dieu et lui opposent des concurrents : la volonté humaine rebelle au plan de Dieu. Vouloir gagner le monde dont parle l’Evangile, c’est mettre en premier lieu nos désirs, nos plaisirs, nos facilités, nos ambitions,… Il nous faut donc la conversion du cœur et apprendre de Jésus à accepter la croix, scandale et stupidité pour la mentalité mondaine, sagesse selon l’Evangile. Dans le contexte de Césarée de Philippe, se tenir derrière Jésus, c’est parcourir la voie qui démasque l’idolâtrie du pouvoir, de l’avoir, de la considération et des applaudissements (« jete-toi du haut de la tour du temple »= fais le merveilleux, fais-toi applaudir!), et ainsi demeurer attentif à la Parole.
Puissions-nous toujours répéter ce refrain du psaume : « je marcherai en présence du Seigneur, sur la terre des vivants », puisque l’on sait que la fidélité du Seigneur ne naît pas d’une spéculation théorique, mais de la concrète expérience de sa miséricorde, envers nos faiblesses et nos égarements.