Après que la liturgie du Dimanche passé nous ait parlé de la tentation de Jésus, laquelle lui demandait d’être le Messie à sa manière, déconnecté de son Père qui lui donne la mission en l’envoyant chez nous, c’est aujourd’hui la tentation du disciple dont la foi doit croître. Nous rappelons le contexte de cette montée: quand nous lisons par exemple le chapitre 8 de saint Marc, on nous parle de la présence de Jésus dans les prairies de Césarée de Philippe, région dont le nom évoque ce qu’il y a tentation et de séduction du pouvoir. Jésus révèle ce qui l’attend (une mort violente, mais aussi la résurrection!) et Pierre tente de l’en dissuader. Il faut alors qu’il découvre la fragilité et l’immaturité de sa foi. Avec la transfiguration, Jésus leur fait anticiper la splendeur de la résurrection. Si pour Jésus, la question était de savoir quel Messie être et comment l’être, il est demandé au disciple quel Messie il faut croire et comment le suivre. Est-ce un Messie glorieux qui n’aura pas connu la croix, un Messie qui satisfasse nos calculs?
La liturgie de ce jour présente le franchissement d’une étape déterminante par deux personnages clés de l’histoire sainte : Abraham qui ouvre la lignée des patriarches, et Jésus qui scelle l’Alliance définitive. Le récit biblique annonce clairement la couleur : « Dieu mit Abraham à l’épreuve ». Le Seigneur lui demande de lui « offrir en sacrifice son fils, celui qu’il aime » – on devine tout l’attachement que pouvait ressentir ce vieux père pour cet unique descendant sur qui reposait tous ses espoirs. Mais là où Adonaï lui demande de « sacrifier » ce fils, c’est-à-dire de le « rendre sacré » en le consacrant au Dieu de la vie afin qu’il vive, Abraham comprend que le Seigneur lui demande de l’offrir en holocauste, ce qui implique la mort de la victime.
Cette interprétation erronée de l’appel de Dieu trahit une paternité abusive et possessive, qui croit pouvoir disposer de la vie et de la mort de son enfant. L’« épreuve » du patriarche consiste précisément à renoncer au droit auquel il prétend, conformément à la mentalité de l’époque. Il s’agit pour lui de découvrir que pour pouvoir transmettre la bénédiction divine – conformément à sa mission particulière – il lui faut immoler non pas l’enfant de la promesse, mais sa paternité possessive, symbolisée par le bélier. Abraham et son peuple habitaient un contexte où les chefs coutumiers immolaient leurs fils aînés pour s’assurer des faveurs des divinités aux cas des catastrophes. Ceci a été une tentation permanente pour les Israélites.
La paternité ou maternité possessive existe aussi de nos jours chaque fois que nous pensons avoir droit sur des personnes, alors qu’en tant que telle, elles ne sont pas disponibles. Pensons un peu au droits que certains gouvernements occidentaux sont en train de « garantir » aux familles qui disent avoir droit à engendrer, avoir droit à l’enfant.
L’épreuve est bien plus radicale encore pour Jésus : elle ne consiste pas à renoncer à disposer de la vie d’un autre, mais à la sienne. Pour transmettre la bénédiction divine à sa descendance de génération en génération, Abraham devait laisser vivre son fils ; « à la plénitude des temps », pour que cette bénédiction puisse enfin devenir agissante, Jésus devait descendre dans notre mort pour y déposer le germe de vie divine, comme un grain de blé doit être enfoui en terre pour pouvoir donner son fruit.
Sur la montagne, en présence de trois de ses proches auxquels il venait d’annoncer sa Passion prochaine, Jésus s’est offert intentionnellement au Père pour le salut du monde ; il a fait son choix : il ira jusqu’au bout. Par ce libre et plein consentement à sa mission, son humanité adhère parfaitement à son identité véritable de Fils unique, que « le Père a livré pour nous tous » (deuxième lecture.). La lumière resplendissante que contemplent les apôtres n’éclaire pas leur Maître de l’extérieur, mais de l’intérieur : elle jaillit du plus profond de sa divinité, d’où elle illumine son humanité. La voix dans la nuée confirme l’option que Jésus vient de faire : il est le Fils bien-aimé, celui qui accomplit la promesse annoncée par la Loi et confirmée par les prophètes. Il est la Parole vivante qui donne la vie ; c’est lui désormais qu’il nous faut écouter. Moïse et Elie peuvent disparaître : tout est dit en Jésus-Christ.
Un jour ou l’autre, nous serons tous invités à offrir librement notre « Isaac » ; à accepter de mourir à ce qu’il y a en nous d’inauthentique, à ce qui fait obstacle à la transmission de la vie. Cette « épreuve » est pour chacun de nous la condition d’accès à notre identité profonde. Certes nous désirons tous nous débarrasser des oripeaux du vieil homme et devenir ce que nous sommes aux yeux de Dieu ; mais sommes-nous prêts à payer le prix ? Nous aimerions bien revêtir notre vêtement de lumière par-dessus nos guenilles, mais le Seigneur a dénoncé clairement la vanité de cette démarche : « personne ne raccommode un vieux vêtement avec une pièce d’étoffe neuve ; à vin nouveau outres neuves » (Mc 2, 21-22). Il nous faut toujours un autre pas de plus, lequel est impossible sans la gratuité de la grâce de Dieu. Simon avait déjà répondu à l’appel du Seigneur et s’était mis généreusement à sa suite ; pourtant c’est ce second appel, dans le dépouillement le plus radical, qui est véritablement fondateur de sa mission. Il a fallu que Pierre apprenne à connaître Jésus en cheminant avec lui, puis qu’à travers sa trahison, il fasse l’épreuve de sa fragilité, avant de pouvoir saisir à la fois la gratuité de l’appel de son Maître, et la radicalité de la réponse qu’il convient de lui donner.
Tel est le chemin du disciple et de tout disciple. Ne croyons pas que Dieu prenne plaisir à nous faire souffrir : au contraire, « il en coûte au Seigneur de voir mourir les siens ! » (Ps 115), mais il n’y a pas d’autre chemin pour venir jusqu’à lui, que celui de la Pâque, sur lequel Jésus nous précède. Le Seigneur désire ardemment « briser les chaînes » qui nous empêchent de quitter ce vieux monde qui passe, pour accéder au monde nouveau ; mais il ne peut le faire sans notre consentement. Pour oser le grand passage, puisons notre courage dans la parole de l’Apôtre dans la deuxième lecture : « Si Dieu n’a pas refusé son propre Fils, alors comment pourrait-il avec lui ne pas nous donner tout ? » Oui nous le croyons : par le Christ, avec lui et en lui, chacune de nos « morts » peut devenir une Pâque qui s’ouvre sur la vie, une vie toujours plus pleine, plus authentique qui nous rapproche de lui.
“Jésus ressuscité, toi qui intercèdes pour nous à la droite de Dieu », augmente en nous la foi, l’espérance et la charité ; donne-nous l’audace de te suivre sur le chemin de nos Pâques quotidiennes. Illuminés par la présence intérieure de ton Esprit qui transfigurera nos pauvres vies, nous découvrirons alors qui nous sommes à tes yeux, et nous pourrons « marcher en ta présence sur la terre des vivants » (Ps 115).