
S’ouvrir au futur de Dieu
Toute l’histoire du peuple de la Bible est parcourue par un souffle orienté vers l’avenir, une attente et une espérance sans cesse renaissantes. Dans la première lecture, qui remonte à la fin de l’exil, l’évocation du passé le plus prestigieux (le passage de la mer Rouge) est assimilée à un carcan si elle détourne le regard du nouvel exode projeté par Dieu. Dans l’épître aux Philippiens, Paul prolonge l’espérance d’Israël lorsqu’il présente le Christ ressuscité comme l’avenir d’une humanité régénérée. Voilà une excellente clé pour relire l’épisode de la femme adultère dans l’évangile de Jean. Ce récit met face à face les tenants du passé (scribes et pharisiens) et Jésus, qui ouvre aux hommes un avenir tout autre. Lapider quelqu’un, c‘est lui refuser tout avenir, ne pas admettre que quelqu’un peut s’améliorer ; comprendre et pardonner, c’est lui permettre de revivre. C’est nous retrouver nous-mêmes, qui avons été pardonnés et qui devons apprendre à pardonner.
La méditation des lecture du dimanche passé pouvait aussi nous porter à comprendre que le sacrement de la réconciliation se vit en vue de la miséricorde que nous sommes appelés à accueillir, et non la honte de nos propres péchés, puisque le fils prodigue n’a même pas pensé au repentir de ses péchés, mais au futur qui pouvait changer sa vie. En effet,
la mémoire est spirituellement importante, pourvu qu’elle ne nous bloque pas dans notre passé, mais nous relance vers un futur meilleur, fût-ce aussi comparable à celui auquel aspirait le fils prodigue : pouvoir manger au moins au fruit de la sueur de son front, comme un ouvrier journalier. Ainsi, dans le sacrement de la réconciliation, la reconnaissance de notre péché doit nous projeter vers le futur, celui de l’homme qui aura accueilli le don gratuit de la miséricorde de Dieu.
L’oracle d’Isaïe que nous écoutons dans la première lecture suit un cheminement ascendant en trois étapes. La 1ère étape (Is 43, 16-17) rappelle l’action de Dieu en faveur du peuple qui peinait en Egypte ; la seconde étape (Is 43,18-19a) attire l’attention sur le présent pendant que la 3ème est une ouverture sur le futur : la promesse du retour de l’exil. En effet, c’est le Seigneur qui peut décider de notre sort, quand bien même les circonstances semblent défavorables, quand tout le monde voit que rien ne peut plus aller de l’avant. Sommes-nous ouverts au futur de Dieu ? Sommes-nous capables de voir le futur de Dieu chez celui que nous pensons qu’il ne peut plus se relever ? Le Dieu dont parle Isaïe est un Dieu qui ne se laisse pas confiner dans nos schémas de pensée : ses interventions dans le passé ne suffisent pas pour le définir. Il peut faire plus que cela : voici que je vais faire un monde nouveau. De quel droit immobilisons-nous les autres, quand bien même ils ont été si pécheurs ? Faut-il oublier que la justice de Dieu est « injuste » (selon nous bien sûr!!!), Lui qui fait lever son soleil sur les bons comme sur les méchants ? Comme le fils prodigue ne manifeste pas son repentir (autrement, les pharisiens ne se seraient pas scandalisés, eux qui savaient que Dieu pardonne au cœur repentant !), non plus, on ne parle pas de contrition de cette femme. Dieu ne se laisse pas freiner par le présent, il nous ouvre toujours un autre futur. Quand on aura compris combien on est aimé, on sera capable d’y répondre par l’amour. E cette femme aura tout ce temps, temps du silence de Jésus : deux fois, Jésus écrira sur le sol en silence.
Pendant que le prophète Isaïe nous dit: « Ne songez plus aux choses d’autrefois », saint Paul nous invite aujourd’hui à oublier le passé, à oublier « ce qui est en arrière » pour être lancés vers l’avant », courir « vers le but ». Cela correspond au fond à l’injonction que Jésus adresse à la femme : « va ! désormais ne pèche plus ». Nous pouvons en effet nous enfermer dans le passé : le passé qui accable (nos errances, nos fautes, voire nos crimes) mais aussi le passé qui grise ou qui rend nostalgique (nos succès, nos réussites, nos mérites). Le Seigneur vient nous en libérer car lui seul « fait toute chose nouvelle ». Tout laisser, notre fardeau, nos blessures ou nos titres, ne plus nous empêtrer dans le passé – ce passé qui ne passe pas – voilà la liberté, le fruit du salut que le Seigneur nous offre aujourd’hui, si nous consentons à nous laisser attirer par lui, à nous laisser regarder par lui, à nous laisser interroger par lui.
Après avoir évoqué son passé qu’il comprend désormais à la lumière de celui qui l’a choisi, Saint Paul projette le tout au futur : « oubliant ce qui est en arrière, et lancé vers l’avant, je cours vers le but pour remporter le prix auquel Dieu nous appelle là-haut dans le Christ Jésus ». Saint Paul ne dit pas que tout cela se mérite par l’observance de la loi. Au contraire, ceci dépend de la grâce de Dieu, qui est fondée sur la foi en Celui qui est mort et ressuscité. Quel sens nouveau le Christ apporte-t-il à notre vie de famille, à notre travail, à nos engagements au service du monde et de l’Église ? Il faut écouter et accueillir la révélation du Christ, nouveau Moïse. En effet, «Moïse nous a ordonné… et toi, qu’en dis-tu ? » Sollicité d’être un nouveau Moïse, Jésus accepte d’écrire sur le sol de nouvelles tables de la Loi, sur lesquelles ne figure qu’un seul commandement : Tu aimeras comme Dieu t’aime. Alors, les gens honnêtes, les observateurs les plus scrupuleux des dix commandements de Moïse, se découvrent soudainement pécheurs, non plus au regard d’une morale, mais devant le Dieu vivant révélé par ce nouveau Moïse.
De l’autre côté, pour les pécheurs et les adultères, il est si bouleversant et si surprenant de se savoir aimés et pardonnés malgré leur misère, et qu’une vie nouvelle s’ouvre devant eux : « Va et désormais ne pèche plus ». « Et toi, qu’en dis-tu ?» demandent les pharisiens à Jésus. Nous, que disons-nous de ce Dieu qui ne jette pas la première pierre, alors que lui seul est en droit de jeter ? « Que celui d’entre vous qui est sans péché lui jette le premier une pierre ». Jésus les renvoie à leur conscience comme il l’avait fait quand il parlait des Galiléens massacrés par la police du Gouverneur Pilate. Jésus veut qu’ils fassent un autre pas. En principe, le péché est un abandon de Dieu. Il est comparé à l’adultère. (Voir Osée 2,4-25). Qui peut dire qu’il n’a jamais trahi cet amour que Dieu lui porte ? En d’autres mots, qui n’est pas adultère ? On dit : ils se retirèrent un à un… Ils viennent en foule, mais repartent un à un… On passe du pluriel d’une foule anonyme et irresponsable au singulier de l’individu. Une démarche d’individuation. Jésus ne leur lance pas non plus la pierre, lui qui est sans péché. Il nous faut un autre pas alors pour comprendre combien Dieu nous aime tous ?
Contempler Jésus dans la profondeur de son humanité et de son geste sauveur.
Où est-il passé, l’homme adultère ? Si la femme a été prise en flagrant délit, il faut avouer qu’elle n’était pas seule. Or, on ne présente à Jésus qu’une femme. Où est-il passé, l’homme adultère ? C’est comme si Jésus lui-même en tenait lieu. Notre évangile, en effet, met en scène au milieu d’accusateurs, prêts à les lapider en quelque sorte tous deux pour adultère, la femme et Jésus : la femme bien sûr, femme éponyme dont on ne connait que le péché auquel elle est identifiée, « la femme adultère », mais également Jésus qui, soupçonné de vouloir trahir la Loi, et se trouve en position d’accusé. Il prend sur lui le péché du monde, tous les péchés, le mystère même du péché.
Ce n’est pas la première fois que l’évangile nous montre Jésus en dialogue avec des femmes suspectes: la samaritaine ou la femme pécheresse par exemple. Jésus s’y révèle vrai homme, pleinement humain, divinement humain. Aujourd’hui encore, il établit la relation d’une manière parfaitement ajustée. La femme, commente saint Augustin, aurait pu avoir peur : elle se retrouve seule devant celui qu’elle pressent sans péché et qui aurait donc pu, selon ses propres mots, lui jeter la première pierre. Non, il la renvoie à sa responsabilité en lui posant une question et ainsi, il lui ouvre un avenir en lui faisant une injonction.
Cette femme fait ainsi, pour la première fois peut-être, l’expérience d’une relation vraie, au contraire de celle, que l’on peut supposer difficile, avec son mari, avec son adultère ou avec ses accusateurs. Eux parlent, pleins de mépris, de « ces femmes-là » ; Jésus, lui, lui adresse cette parole éminemment respectueuse : « femme ». Jésus établit la bonne relation avec elle. Il fait de même d’ailleurs avec les accusateurs qu’il renvoie à leur conscience, leur faisant vivre une conversion : conversion topographique (« ils se retirent ») mais surtout conversion spirituelle et morale. Jésus au fond « verticalise » la relation qui était enfermée dans un cercle. Il s’abaisse et se relève, faisant gagner chacun en profondeur et en hauteur, faisant entrer au profond de soi qu’il ouvre ainsi à Dieu. Belle leçon d’humanité ! Bref, que ce soit dans sa relation avec la femme ou avec ses accusateurs, Jésus se présente à nous vrai Dieu et vrai homme.
Mais, qui est cette femme ? Est-ce seulement une femme F, G ou H ?
La symbolique de ce texte est grande. La femme est surprise en flagrant délit, elle ne le nie pas, mais elle est seule devant le « juge » ! Pourquoi ? N’est-elle pas l’image même de l’Eglise ? Jésus est l’Epoux de l’Eglise, cette Eglise qui se pervertit par le péché (péché = adultère chez Osée) et trahit son Epoux. Pensons aux moments que traverse notre Eglise maintenant: les abus (sexuels, de pouvoir, de conscience) etc. Comme Osée, cet Epoux ne condamne pas son épouse, bien que cela soit possible. Il attend sa conversion, il s’ouvre au futur. Il pardonne (Osée 1-3). Nous sommes pécheurs. Il nous pardonne.
Leçons de correction fraternelle
Enfin, notre évangile nous interroge sur ce qu’il est convenu d’appeler la « correction fraternelle ». Pas de communauté chrétienne sans correction fraternelle et pourtant que de méprises voire de ravages commis à ce sujet ! Jésus invite à la correction fraternelle. Car il peut y avoir manquement à la charité en laissant errer son frère : par « non assistance à personne en danger » en quelque sorte !
La pratique de la correction fraternelle présente deux faces : juger par aveuglement ou fermer les yeux par complicité. « Qui s’aveugle volontairement sur le prochain, sous prétexte de charité, ne fait souvent rien autre chose que de briser le miroir afin de ne pas se voir dedans. L’infirmité de notre nature veut que ce soit d’abord en autrui que nous découvrions nos propres misères. Prenez garde de vous laisser gagner par je ne sais quelle bienveillance niaise qui amollit le cœur et fausse l’esprit », disait Bernanos. Pas de correction fraternelle sans la conscience de notre misère et de la miséricorde de Dieu. Pour cela, comme les accusateurs de l’évangile, il nous faut vivre cette entrée en nous-mêmes, cette fissure du cœur par la miséricorde de Dieu.
Des questions auxquelles répondre!
Sommes-nous prêts à ne jamais fermer la porte du pardon à ceux qui pèchent contre nous, pour leur ouvrir une porte de sortie de la prison du péché ? Pour que ceci soit possible, nous avons une école, une mesure : Soyez miséricordieux COMME votre Père céleste. Comment pourrons-nous apprendre de Dieu si nous nous constituons en « juges » de notre Père ? En effet, les scribes et les pharisiens voulaient tendre un piège à Jésus. Nous savons qu’ils ne digéraient pas le fait de fréquenter les pécheurs et de manger avec eux (dimanche passé). Nous avons appris au 3ème dimanche du Carême qu’il faut purifier nos intentions et désirs de justice à l’école de Moïse qui s’est rendu compte que l’amour de Dieu brûle sans détruire. Voilà notre route et notre but. Et c’est vraiment exigeant, de la part de nous-mêmes, en premier.
Seigneur, que ta grâce nous accompagne et nous purifie, qu’elle nous soutienne dans notre cheminement au cours de ce Carême, pour comprendre combien Tu nous aimes, combien Tu nous pardonnes. Alors, nous ne serons plus « juges » des autres. Nous comprendrons que nous avons tous besoin de ta grâce, de ton pardon. Donne-nous Seigneur de l’accueillir et de le donner à notre tour. Amen.